Chroniques

par laurent bergnach

Nikolaï Rimski-Korsakov
La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie

2 DVD Opus Arte (2014)
OA 1084 D
Nikolaï Rimski-Korsakov | La légende de la ville invisible de Kitège […]

Au cours de l’été 1899, Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) compose Le conte du tsar Saltan (1900) qui contient le célèbre interlude Le vol du bourdon et dont le livret, confié à Vladimir Bielski, s’inspire de Pouchkine. Il conçoit ensuite Kachtcheï l'immortel (1902) en compagnie du critique musical Evgueni Petrovski, puis retrouve Bielski pour La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie (Сказание о невидимом граде Китеже и деве Февронии). En se fondant sur des sources variées (récits littéraires ou populaires, poèmes et chansons), l’ouvrage raconte en quatre actes et six tableaux comment une ville du XIIIe siècle, menacée par l’envahisseur tatar, devint indécelable suite aux prières d’une jeune paysanne aux allures de sainte.

Cette fois, la collaboration entre les deux hommes pose un problème de point de vue qui exige des concessions de part et d’autre ; l’écrivain rêve « d’atmosphères féériques et de caractères sublimes » (dixit Kadja Grönke coffret Philips, 1999), désirant que le musicien se concentre sur l’état d’âme des personnages à l’aide d’une orchestration plus ample (façon Wagner), tandis que ce dernier cherche avant tout à maintenir l’attention du public avec un minimum d’action, comme il l’exprime clairement dans leur correspondance : « il faut introduire un peu de réalisme dans cet opéra liturgique ». Du metteur en scène Vassili Chkafer, qui s’étonne qu’un soprano dramatique soit associé à l’évanescente Févronie, jusqu’au public de la première au Mariinski, le 20 février 1907, nombre de mélomanes vont être déconcertés puis séduits par cette volonté d’un opéra « contemporain, voire assez progressiste », Rimski-Korsakov prouvant avec talent qu’une image de l’homme moderne peut émerger d’un contexte féérique.

Dmitri Tcherniakov a fait sienne cette envie de modernité, ignorant le côté « Parsifal russe » que d’aucuns on vu dans cette œuvre polysémique. Comme de coutume avec lui – on pense à Wozzeck [lire notre critique du DVD] et à Khovantchina [lire notre critique du DVD] –, la scénographie s’avère très soignée (le décor sylvestre est impressionnant de réalisme), les événements sont réinterprétés de façon intéressante, mais le théâtre domine au point que des personnages à la vulgarité exacerbée méprisent la partition à coups de gueule, de talons ou d’armes à feu. Mises à part les quelques minutes émouvantes de la prière à la terre (Tableau 5), on n’éprouve aucun attachement pour ce spectacle qui laisse sur le seuil. Il est temps pour Tcherniakov de monter Don Pasquale ou L’heure espagnole, une comédie sans chœur avec laquelle il échapperait à la sclérose qui le gagne – d’autant qu’un bonus de vingt minutes, mélange d’entretiens et de répétitions, nous montre assez son côté « joyeux drille » !

La mise en scène n’est pas seule à décevoir, puisque Marc Albrecht, en fosse avec le Nederlands Philharmonisch Orkest en ce mois de février 2012 à Amsterdam, apparaît n’avoir aucune affinité avec le plus grand orchestrateur de son temps. L’ancien assistant de Claudio Abbado et de Gerd Albrecht se contente d’une lecture à gros traits, sourde et poussive, sans beaucoup de couleurs ni de scintillements. Au final, l’ouvrage semble juste mièvre, ce qui n’est pas lui rendre justice.

Pour la magie musicale, il faut donc se contenter de la seule distribution vocale. Le trio principal est excellent, formé par Svetlana Ignatovitch (Févronie), soprano qui affiche onctuosité, tendresse et endurance, Maxim Aksenov (Prince Vsévolod), ténor à la ligne ciselée et au chant tranquille – apprécié tout récemment dans Rusalka [lire notre chronique du 24 janvier 2014] –, ainsi que John Daszak (Grichka Koutierma), autre ténor, plein de clarté et de vaillance. Nous sommes séduits par l’impact de Guennadi Bezzubenkov (Joueur de gousli, aux aigus difficiles), d’Alexeï Markov (Fédor Poïarok très nuancé) et de Margarita Nekrasova (Alkonost imprécatoire), tout comme par la sonorité sombre de Mayram Sokolova (L’Adolescent). Vladimir Vaneev (Prince Iouri), Hubert Francis (Montreur d’ours), Iouri Samoïlov (Mendiant), Ante Jerkunica (Bediaï), Vladimir Ognovenko (Bouroundaï), Jennifer Check (Sirine), Morschi Franz et surtout Peter Arink (Nobles) complètent l’équipe sans accroc majeur. [distribution DistrArt Musique]

LB